Chat

Si la vie du naïf chat de Schrödinger dépend de ma conscience au moment où j’ouvre la boite, que se passera-t-il si nous sommes deux à regarder ? A percevoir à la même fraction de temporalité ?

Qui gagne la réalité ? Si l’on en croit les ondes, dans le désaccord, probablement celle qui a le plus d’intensité. La plus faible sera alors un doute, une hésitation, une remise en question, un parasite sur une orgueilleuse certitude. Peut-être que le chat vivra avec ce sentiment étrange de ne pas être le bienvenu, marqué d’une intention incomplète, d’une courbe alambiquée au carrefour de sa destinée.

Je pense : Existera-t-il plus si nous sommes deux à le décider ?

Oeuvre

Je suis parfois artiste. Je produis des dessins que mes proches acceptent de bon gré, par politesse ou intérêt, le sourire aux lèvres, la pensée camouflée.

Cela importe peu. Parmi tous les bouts de papier fins et griffonnés, certains me survivront par mes enfants le jour du tamis des souvenirs, des cailloux de petits poussins. Dans mon univers sans temps, où les choses existent entièrement à chaque instant, où passé et futur ne sont qu’un présent mystérieux, où par l’imagination il est possible de parcourir leur histoire, la molette au doigt ; je sais, quand je l’ai terminée, si la forme incarnée aura un destin. Pas d’harmonie, pas de symétrie, pas de beauté, pas de sublime ou d’apogée, juste le souffle d’une histoire plus loin, d’une existence persistante. Je sais qu’elle finira sur un mur de l’autre côté, là où je ne suis plus, là où j’aurais voulu être encore, le prolongement aveugle et sourd d’une intention présente. « C’est ton grand-père qui l’a fait ». Ils penseront à moi là où je pense à eux. Ils m’imagineront, d’ici je les vois déjà. Ils riront d’une encre passée, et je m’amuse maintenant de les écouter.

Je ne dessine pas, je suis mauvais à cela ; je crée des ondes complètes dans leur espace et dans leur temps. Je m’étends en trames, je m’étire et me prolonge, je me projette en fraction d’âme. Réussie, l’œuvre qui existe me rejette, seule et suffisante, voilà déjà que ma sueur sèche.

Mais parfois, par une goutte ici, une courbe là-bas, grattement de plume sur regard écarquillé, faire-part de naissance d’un souvenir incarné, celui-ci dira un peu de moi.

Je pense : Etre plus loin, faire un morceau de présent qui s’étale dans le temps, désir d’éternité.

Synchronicité

Je lis de Karl Jung : « J’emploie donc ici le concept général de synchronicité dans le sens particulier de coïncidence temporelle de deux ou plusieurs événements sans lien causal entre eux et possédant un sens identique ou analogue. »

Elle m’aime, un peu, beaucoup, à la folie, passionnément, pas du tout.  Combien de pâquerettes décimées sur l’autel des pâmoisons, combien de piécettes lancées à la face du ciel en requête de destinée ? Hasard, providence, ou malédiction; les galaxies se croisent-elles dans le néant sans raison ?

J’imagine une chapelle sur une planète à deux soleils. Les vitraux superposent au fil des saisons multipliées les images rayonnées de lumières étrangères. La mariée avance, sublime. Pile à cet instant deux nuages s’effacent, cette minute, cette unique fraction, elle scintille de mille feux fois deux en pétales de passion. « Oui je le veux» deux fois.

Trier des branches d’achillée, voir des nombres et les associer, jeter des osselets sur le sable ou étaler des tripes avec le diable, les petits hasards devraient dire les grands événements comme les canons de vaguelettes en chœur annonciateur d’un ouragan. L’inattendu devient un coup du sort, l’imprévu une bonne fortune.

Ma foi, pourquoi pas si parfois un battement d’aile donne du sens, un pas de recul et j’y verrais l’état de ma confiance.

Je m’efforce de tenir ma position, de voir l’univers en ondes, vibrations et énergies, en rosaces d’ordres, de possibles et d’interdits. Interférence ou parasite, si la coïncidence a soudain du sens, l’événement devient un personnage plus massif que la somme de ses parents. Dans sa densité renouvelée par la pensée, l’événement acquiert de la gravité, il murmure, il cri, il pulse dans toutes les dimensions la force de son existence. A travers le temps, il attire à lui les intuitions, les rêves, il fait le pont des souvenirs, de l’annonce d’une joie à la marque d’une cicatrice. Le temps, il suffit d’enlever le temps.

Je pense : si le chaos existe, il est peut-être nécessaire comme la plaque de Chladni.

Intuition

« Pour Platon, l’intuition est la saisie immédiate de la vérité de l’idée par l’âme indépendamment du corps »

Si tout n’est que ondes, si tout n’est que notes. Si toute chose existe indépendamment du temps et que l’Univers est un iris d’infinies parallèles. Si même la plus infime pensée est un accord figé dans la mélodie des consciences, que tout ce qu’il est possible d’exister attend comme les touches d’un piano ou les cordes d’une harpe. Si même les événements sont des tambours ou des gongs,  des points de ponctuation ou de conclusion.

Parfois mon âme éternelle, le temps d’une étincelle, saute un sillon de mesure et par le saphir suspendu voit au loin une note aussi évidente qu’inattendue.

De retour dans le flux de la vallée, mon âme muette ne sait jamais me dire si cette montagne singulière, ce pic qu’elle a vu, est devant, derrière ou de côté. Je ne sais si j’y vais droit, si je peux le voir et le contempler, si je peux le retrouver ou à tout prix l’éviter. Pire, quand bien même je le pourrais, je ne sais si je le dois.

Parfois j’aimerais que mon âme m’emmène avec elle dans ces envolées espiègles, voir par moi-même l’horizon de mon ignorance infinie, comme dans une montgolfière à l’aurore, voir sur la plaine les choses belles et étranges au loin, ici la silhouette d’un moulin dans le fin brouillard du petit matin.

Mais le vent pousse doucement la nacelle, je ne peux que souffler de mes poumons brûlés.

Je pense : Par nos yeux l’univers visite l’infini de son être.

Vieille entropie

Héraclite  « À ceux qui descendent dans les mêmes fleuves surviennent toujours d’autres et d’autres eaux » 

Il est pour moi le premier des philosophes, celui qui par un fragment, un morceau de jour, devint la première braise de mes pensées. 500 années avant notre ère, à Ephèse, ce que cet homme a partagé en prose sur l’autel d’Artémis résonne immédiatement quand se pose la question de l’entropie.

« Rien ne se perd tout se transforme ». Il le savait, il l’avait perçu, il l’a vécu. Le « logos » comme verbe du devenir. L’immobile et le tiède, pour lui, l’enfer absolu dans la mort thermique.